Il a poussé sans frapper la porte poussiéreuse d’une des disciplines les plus fermées de notre paysage sportif. Mourad Boudjellal et le rugby n’avaient à peu près aucune chance de se rencontrer. Parti à la conquête du monde avec le collier de Rahan, le cri de Tarzan et le haut-de-forme de Mandrake, ce petit-fils d’Algérien et d’Arménienne est né à Ollioulles, dans le Var en 1960. À la tête d’un Toulon ressuscité, il a gagné deux coupes d’Europe consécutives et réussi cette année un doublé historique. Série en cours. Petite discussion à la buvette avant le choc de demain au stade Ernest-Wallon.

Mourad, serez-vous à Toulouse dimanche ?

Je n’en sais rien. Je ne fais plus trop de déplacements. Si je veux durer, il faut que je fasse attention… Franchement je ne sais pas, je peux prendre ma voiture au dernier moment et aller à Toulouse ou décider de regarder cette belle affiche devant ma télé…

Ce n’est quand même pas un match comme les autres…

Non, d’autant que je suis invaincu à Toulouse, deux fois contre le Stade et une fois contre Clermont. !

Les difficultés du stade toulousain ne font pas pleurer tout le monde dans le «mundillo» du rugby…

C’est vrai et ceux qui se réjouissent sont des crétins ! Toulouse est un des seuls clubs qui remplit les stades à l’extérieur. Moi, si je suis là, c’est en grande partie grâce au Stade. Je suis venu d’abord pour Toulon bien sûr mais aussi pour Toulouse. Toulouse et Toulon réunis au Vélodrome, c’est ce genre de match qui vous donne envie d’aller voir un peu plus loin. Toulouse fait partie des clubs locomotives, des clubs indispensables… Être dernier en ce moment, ça ne veut rien dire. Les comptes, on les fait beaucoup plus tard.

Vous n’êtes pourtant pas toujours très tendre envers cet adversaire…

Ça fait partie du jeu vous le savez bien. Moi j’aime le Stade toulousain, j’apprécie son président, son entraîneur brillantissime… Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise de plus ? Le reste c’est du folklore.

Si vous remettez un doublé sur la rade au printemps vous n’aurez pas envie de passer à autre chose ?

Tant qu’il y aura Bernard ça va quand même être compliqué. Je ne me vois pas lui dire «tiens, voilà, les clés, tu te débrouilles…» Il est sous contrat jusqu’en 2016 et d’ici là, je ne me vois pas tout laisser tomber mais je vous rassure, on est loin, très loin du doublé ! La saison ne fait que commencer, moi je suis occupé par autre chose, le 30 du mois, payer tous les salaires !

On n’est plus très loin de Noël… on vous propose un Stadiste au pied du sapin. vous prenez lequel ?

… Un Stadiste ? Je prendrais Maestri, d’ailleurs on a essayé de le prendre mais on n’a pas réussi ! Il reste fidèle à Toulouse, il a fait sa vie chez vous, c’est bien même si c’est dommage pour nous.

La semaine prochaine, vous allez participer à une réunion importante à propos du salary cap.

C’est même moi qu’il l’ait suscitée en gueulant contre une situation que l’on ne peut plus accepter. Les Anglais peuvent sortir deux joueurs de leur masse salariale et ils pratiquent l’offshore en utilisant l’île de Jersey. Ce n’est pas autorisé chez eux, mais c’est toléré, tout le monde le sait et ça change tout. Le Japon qui arrive, c’est encore pire, on va vers des salaires de 900 000 euros nets d’impôts ! Qu’est-ce-qu’on fait nous ? En plus, les joueurs vont pouvoir jouer leur saison et partir au Japon dans la foulée. Le temps que je passe à régler ce genre de problème pour des raisons administratives, je ne le passe pas à créer des richesses. C’est pourtant mon but, comme d’assurer le spectacle. Les diffuseurs mettent de plus en plus d’argent, on n’a plus le droit de leur proposer des matches tronqués avec des équipes B, des impasses… Pour le déplacement à Toulouse, je ne cache pas que j’ai très envie de voir la meilleure équipe de Toulon alignée. Les gens qui payent ne payent pas pour les Jiff (1) ou les centres de formation. Ils veulent une affiche et on ne peut plus oublier de la leur proposer. Nous devons jouer le jeu, c’est la moindre des choses.

Jouer le jeu aussi avec l’équipe de France ?

Je n’ai rien contre Saint-André et le staff, mais je peux quand même dire ce que je pense après un épisode comme celui du dernier stage. Moi je veux bien que l’on privilégie à tout prix l’équipe de France, et je serai le plus heureux si elle gagne la coupe du monde, mais je veux aussi une lettre qui, en cas, me permette d’éviter la cessation de paiement au Tribunal de commerce. Le 15 de chaque mois, j’ai les échéances sociales, le 20, la TVA, le 30 les salaires. Je suis un chef d’entreprise. Je préfère sincèrement avoir mon club qui tourne sans que l’on soit champion du monde, que de voir la France gagnante et que Toulon soit à la rue. C’est peut-être égoïste mais c’est comme ça ! À propos de Saint-André, dites bien que je l’apprécie beaucoup, que ce n’est pas un type tordu. On n’a pas affaire à un escroc mais il est dans cette logique-là, et nous, on doit se défendre.

Vous sentez-vous toujours traite «différemment» sur la scène du rugby ?

Est-ce que dans le milieu bourgeois du rugby on a déjà vu mettre en doute la réussite des uns ou des autres. Est-ce que l’on s’est permis de remettre en question telle ou telle victoire ? Sur Lorenzetti, ou Thomas Savare, ou d’autres, personne ne se pose de questions. Moi, on se demande si j’ai triché ! Pourquoi ? À cause d’un racisme que l’on ne veut pas avouer ? Parce que je suis sudiste et d’origine arabe, je serais un tricheur ? Je ne pourrais pas gagner en respectant les règles ? Pourquoi je n’ai pas tout simplement le droit d’être bon ? Goze, quand il a fait signer Carter à Perpignan, il a été meilleur que moi et j’ai été le premier à le dire… Moi, je n’ai pas le droit d’être meilleur…

De quoi êtes-vous le plus fier, des Éditions du soleil ou du RCT ?

Je suis déjà fier d’avoir réussi deux vies. Je pense bien qu’il y en aura une troisième, je ne sais pas dans quoi, dans la politique ou le porno… Ma fille avait dit un jour à propos de Yannick Noah, il joue bien au tennis pour un chanteur, c’est bien d’avoir plusieurs époques. Ce dont je suis le plus fier, c’est d’avoir été fidèle à mes passions, à leur dimension émotionnelle. J’ai créé du rêve en BD, je continue à proposer de l’émotion pour les gens avec le rugby. Je n’aurais pas pu vendre des appartements ou n’importe quoi. C’est très bien, mais ce n’était pas pour moi…

Source: ladepeche.fr