Jacky Lorenzetti, le président du Racing-Métro, a entretenu de bonnes relations avec celui de Toulon, Mourad Boudjellal. Mais, alors que son équipe se déplace à Mayol, il explique que la confiance ne peut exister entre eux, compte tenu de leur rivalité.

Arrivés dans le rugby à un an d’intervalle (en 2006 pour le premier, en 2005 pour le second), Jacky Lorenzetti (66 ans), président du Racing-Métro, et Mourad Boudjellal, celui de Toulon, ont tout de suite affiché leurs ambitions : placer leur club au plus haut niveau. Avant le match Toulon-Racing, ce soir, à Mayol, Lorenzetti parle de son envie d’inscrire son club dans le long terme, du recrutement de la star Dan Carter et de ses relations avec le président de Toulon, Mourad Boudjellal.

« Avec Mourad Boudjellal, président du RCT, vos trajectoires sont assez similaires. Pourtant, Toulon est déjà deux fois champion d’Europe (2013, 2014) et champion de France (2014) alors que votre Racing n’a encore rien gagné. Comment le vivez-vous ?

– Les deux clubs, c’est vrai, ont l’ambition de lutter au plus haut niveau. Pour autant, nous n’avons pas la même philosophie. J’ai choisi d’inscrire le Racing dans le très long terme : construction d’un centre d’entraînement, de formation, d’un stade – l’Arena 92 – qui doit être livré dans deux ans… Je viens d’une famille de maçons italiens obsédée par les fondations, la pérennité des choses. Il me semble que Mourad Boudjellal est plus dans le résultat immédiat. Ce n’est pas péjoratif, c’est différent. Oui, je préférerais avoir des titres, mais je n’ai pas de frustration.

Vous avez axé votre projet autour de la future Arena. Mais le Stade Français ne remplit pas le nouveau Jean-Bouin à Paris. Êtes-vous inquiet ?

– Pas du tout. On jouera dans un stade fermé (32 000 places). Chauffé l’hiver, ventilé l’été. Les passionnés viendront avec leurs parents, leurs enfants. Aujourd’hui, dans le quartier de la Défense, il y a 200 000 CSP + qui sont prêts à venir. C’est ubuesque de croire que ce sont les spectateurs de Colombes (où le Stade Français joue actuellement) qui viendront. C’est ne rien connaître à l’économie.

Enviez-vous quelque chose à Mourad Boudjellal ?

– Son public de fans. Il est bien aidé par leur caractère sudiste, leur culture rugby et par les résultats, mais c’est un bon président et il a su les fidéliser. Mourad a raison d’être narquois sur nos 7 000 ou 8 000 spectateurs de moyenne à Colombes, mais il faut quand même les faire venir (Toulon affiche cette saison, en Top 14, une moyenne de 16 823 spectateurs) . Je vous rappelle la phrase des anciens du club : « À Toulon, les supporters connaissent le nom de tous les joueurs ; au Racing, les joueurs connaissent le nom de tous les supporters. »

À propos de joueurs, quel rapport entretenez-vous avec eux ?

– J’aime toutes les personnes qui travaillent dans mes différentes entreprises. Avec les joueurs, il y a un affect. Ce sont les porte-drapeaux du groupe, ils vont se défoncer sur le terrain de façon physique, pas seulement intellectuelle. Ils y mettent leur corps, donc automatiquement il y a un respect particulier.

Arrivez-vous à maintenir la distance ?

– L’année où je suis arrivé, j’avais recruté quelques stars et invité Agustin Pichot (demi de mêlée et capitaine de l’Argentine) chez moi, en Corse, où il était venu passer une semaine de vacances avec sa femme. Quand je l’ai recroisé à Antony – où le Racing s’entraînait à l’époque –, il est venu vers moi, il m’a fait la bise ; Pierre Berbizier (alors entraîneur) a vu la scène et j’ai bien senti que ça ne lui plaisait pas du tout. Il avait raison. On ne peut pas être ami et président. Du coup, je n’ai plus invité de joueur en vacances. Ça ne m’empêche pas de faire des dîners de temps en temps, mais ils viennent tous. Je m’assure que chaque joueur ait le même traitement relationnel avec moi.

Il arrive que vous ayez des mots durs contre eux, en les traitant notamment d’enfants gâtés.

– Moi, je fais tout pour les mettre dans les meilleures conditions, ­affectives, psychologiques, matérielles et financières, puisqu’ils touchent 300 000 euros en moyenne par an. Du coup, j’attends un minimum en retour. À la fin du match contre Bordeaux, la semaine passée, j’étais déprimé. Dans les vestiaires, je leur ai fait la gueule, je n’ai pas pris la parole. Il me semblait qu’on n’avait pas été bons en mêlée, en touche, en rien. Le soir, j’ai visionné le match à la vidéo et j’ai eu une autre impression : des joueurs engagés, solidaires. J’avais oublié de tenir compte des conditions météo. Le lundi matin, je me suis excusé.

Vous donnez souvent votre avis sur le jeu…

– Je ne m’attribue aucune compétence rugbystique. Quand je parle avec les coaches, c’est mon avis de spectateur. Je leur dis : ‘’Oubliez tout de suite ce que je vous ai dit.‘’ En revanche, j’ai mon mot à dire quant aux résultats quand on ne suit pas les objectifs que l’on s’est fixés.

Et concernant le recrutement ?

– Je n’ai jamais recruté un joueur sans l’accord de mes entraîneurs. Je suis leur humble serviteur. Ils viennent avec des noms, je mène les négociations.

C’est pourtant vous qui avez choisi Dan Carter (recruté le mois dernier, il arrivera au club à la fin de l’année).

– Mais c’est le départ de Sexton qui a conduit à l’arrivée de Carter ! On avait recruté, il y a deux ans, un super demi d’ouverture, même si Jonny a un fichu caractère de cochon. C’est pas Matt Giteau (Toulon), bien sûr, mais, au fond, je préfère Sexton. Le premier est un funambule, un artiste ; l’autre est très cartésien, académique et je me reconnais plus là-dedans. Mais Sexton a décidé de ne pas rester, essentiellement pour des raisons familiales. Sa femme a eu un enfant, elle s’est trouvée isolée. À partir de là, il nous fallait recruter un ouvreur. Laurent Labit (coentraîneur) m’a fait une liste de dix noms parmi lesquels Dan Carter. J’ai demandé s’il voulait que j’entame des négociations, il m’a dit oui. Mais on a aussi eu des discussions avec Matt Giteau, qui a refusé, Kurtley Beale, Tom Foley…

En septembre, Laurent Labit avait pourtant émis des réticences sur Dan Carter.

– Elles n’étaient pas liées au joueur mais à son statut de star. Ce qui nous dérange, c’est que les gens considèrent qu’on n’a pas fait du sport mais du spectacle ; qu’on n’a pas recruté un joueur de rugby mais une icône pour remplir notre stade ; qu’on n’a pas choisi un animateur sur le terrain mais un animateur de soirées mondaines. Si Dan Carter est le joueur le mieux payé de l’histoire du rugby français (1,4 million d’euros de salaire annuel), c’est que le Top 14 est un Championnat sain.

Mais Carter va aussi vous aider à remplir votre stade.

– Bien sûr. Peut-être même à conclure avec Adidas. On sent, depuis qu’il est annoncé, que ça va faciliter le renouvellement de nos contrats avec nos partenaires, sur des durées plus longues. Un maillot du Racing porté par Carter, ça vaut, à mon avis, un peu plus qu’un maillot de Toulon porté par Giteau.

Où en sont vos relations avec Mourad Boudjellal ?

– On a longtemps cru qu’on avait plus de points d’accord que de ­divergences. Mais depuis l’épisode du salary-cap (en début de saison, le président du Racing a accusé celui de Toulon de ne pas le respecter), je considère que c’est l’inverse. Au fond, il y a une telle compétition entre nous qu’on ne peut pas se faire confiance.

Le milieu du rugby semble étonné par la façon dont se passe la séparation entre Mohed Altrad, président de Montpellier, et son entraîneur Fabien Galthié. Qu’en pensez-vous ?

– Je n’en pense rien du tout. ­Mohed Altrad gère son club comme il l’entend et je ne voudrais pas qu’il se prononce sur mes propres façons de manager. Pour moi, la caractéristique essentielle d’un bon chef d’entreprise, c’est de savoir bien recruter et bien se séparer. Malheureusement, on peut se tromper. Ici, on a eu le cas du Gallois Lydiate, qui avait de grosses ambitions, mais la greffe n’a pas pris. Quand vous avez un collaborateur qui n’est pas bon, ou qui est malhonnête, le garder, c’est autoriser les autres à n’être pas bons ou à être malhonnêtes. »

Source: lequipe.fr – DOMINIQUE ISSARTEL