UNE TOUR DE SEIZE étages, vide depuis l’été dernier, qui bientôt tombera. « Regardez, on habitait là, au 5e », pointe Jérémie Fickou. La Seyne-sur-Mer, un ­dimanche soir d’hiver, à la cité Berthe. Un quartier sensible, celui de Gaël Fickou, centre de l’équipe de France. Son frère Jérémie (25 ans), 115 kg, pilier de Hyères-Carqueiranne (Fédérale 2) et du Sénégal, joue au guide. « Mes parents ont déménagé, ailleurs dans la cité, aux Pivoines. Chaque fois que je revois la tour de mon enfance, ça fait quelque chose . » Il redevient silencieux, puis : « Là, vous voyez, les petits trous dans le hall de l’immeuble ? On essayait d’y faire passer le ballon par des passes, des chisteras… » Rugby de rue. « On se lançait des défis sans arrêt, rappelle Gaël Fickou. Je ne dis pas que ces jeux avec mon frère et ses copains, plus âgés, m’ont fait arriver en Top 14, mais ça m’a donné plus d’aisance gestuelle, c’est sûr. Je dormais avec le ballon. » Même si Sana, le père, n’aimait pas cet objet ovale. Inconnu, dangereux. « Je ne comprenais rien, j’avais peur », confie cet homme de soixante-cinq ans, sec, débarqué du Sénégal à trente ans, qui se déplace avec la même grâce féline que Gaël.

JÉRÉMIE, SON FRÈRE : « IL SAIT SE FAIRE AIMER DANS UN GROUPE 

C’est Annie, la maman, forte femme que toute la cité salue d’un : « Bonjour madame Fickou ! Vous voulez qu’on vous aide à porter vos courses », qui a payé la première licence de Gaël, en cachette. Il avait treize ans, était capitaine de son équipe de foot. Un défenseur central, grand, élégant et précis, suivi par Sochaux et Monaco. « Un jour, raconte Christophe Graziani (43 ans), son entraîneur de foot, Gaël vient me voir. “Je vais aller au rugby… mais je prends deux licences.” Je lui ai dit : “Non, tu n’en prends qu’une.” Les premiers temps, il n’osait pas couper avec le foot. » Il y parvient, pourtant. Premier tournoi de rugby, au Pont-du-Las, un quartier à l’entrée de Toulon : « En restant humble, j’ai traversé le terrain lors de mon premier match, contre le RCT. J’ai marqué deux essais en finale. »

Gaël avait séduit ses coéquipiers et éducateurs au foot ? Il remet ça, au rugby. « C’est toujours le chouchou. Il sait se faire aimer dans un groupe », glisse Jérémie. Il rend cette affection, aussi. Graziani : « Il m’a envoyé une carte postale d’Afrique du Sud où il était avec les moins de 20 ans : “Christophe, je t’aime.” On avait tissé des liens très fort avec lui, avec sa maman que j’appelle deux ou trois fois par semaine. Gaël dormait chez moi lorsqu’on partait en déplacement. Mais j’étais super content et super fier qu’il parte au rugby. »

À quinze ans, le voilà de l’autre côté de la Rade, au RC Toulon. À la cité Berthe, le stade Mayol paraît si loin, comme inaccessible, à même pas 10 bornes. Ici, c’est foot première et unique langue. Pas pour Gaël et sa troupe. Les parents n’avaient pas de voiture ? « On prenait le bus, on allait au centre commercial Mayol puis au stade. » Ils se débrouillaient pour les billets. « Les gens nous reconnaissaient, ils nous surnommaient : « La compagnie créole » ; des Blancs, des Arabes, des Noirs… Tous Français ! » Il insiste. Dans le salon de leur appartement, aux Pivoines, Annie Fickou, pied noir arrivée d’Alger à sept ans, raconte : « À deux ans, assis sur la table, à tour de rôle, j’apprenais à mes enfants à chanter la Marseillaise, en entier. »

« On a eu une très bonne éducation, avec mes frères et soeurs (*), apprécie Gaël. Vu que je ne venais pas d’un milieu très aisé, on nous a appris à nous lever tôt, à bien travailler à l’école pour avoir une bonne situation, une vie sympa. J’ai longtemps été le premier de ma classe et je continue mes études. » De Berthe, il parle comme « d’une cité où c’était un peu dangereux mais, comme on vivait dedans, on était considérés comme des frères, des cousins. » Gaël y retourne encore, retrouve ses copains au pied d’un immeuble, entre un garage et un terrain de foot. « Mais il n’a pas changé », promet Jérémie, qui sera cet après-midi dans les tribunes du Stade de France. Il sourit en montrant du doigt : « Ce toit, c’est de là que Gaël est tombé un jour qu’il était monté pour chercher notre ballon. » Pas loin de trois mètres de haut, et une cicatrice au menton pour la vie.

SUIVI DE PRÈS EN PRISON

Une enfance… Que Gaël traverse au sprint. Fickou, Fickou, Fickou ! Toujours surclassé, jusqu’à débouler chez les Bleus à dix-huit ans, en mars 2013 contre l’Écosse. Il a alors quitté La Seyne, Toulon, pour Toulouse. « Le RCT restera mon club de coeur, où Tana Umaga me faisait rêver. C’est à Toulon que je voulais jouer, à la base. » Au printemps 2012, le 21 avril, Gaël Fickou descend du bus du RCT, brise la foule jusqu’aux vestiaires de Mayol. Expérience unique. « J’étais dans le groupe, 24e homme, contre Castres (25-25). Je m’en souviens bien. Je m’étais entraîné deux ou trois semaines avec les pros. Ça se passait bien, j’étais très content. Puis Toulouse et d’autres clubs m’ont contacté. Je ne regrette pas du tout mon choix. »

Lorsque Gaël marque avec Toulouse, ou arrache la victoire face à l’Angleterre (26-24), Berthe rugit. « C’est comme si on marquait, nous, les gens d’ici », explique Roger Matteuci (50 ans), coach de Gaël à l’US Seynoise et né dans la cité. « On a des potes qui vont en prison…, confie Jérémie Fickou. Ils nous disent : “On a vu Gaël à la télévision ; il est de notre cité, on est fiers.” »« Un gars m’a envoyé un mail de prison pour me féliciter, ajoute Gaël. Mon message est simple : tout le monde peut y arriver. On en a discuté avec Zeba Traoré, le préparateur physique de Toulouse, qui me disait : “On a raté cette génération des cités avec des gabarits énormes.” Pas forcément pour l’équipe de France, mais pour le Top 14. Des super costauds pourraient devenir piliers… Et, dans les cités, on a ce truc en plus, d’être combattants naturellement, de ne rien lâcher. On doit se dire, comme moi : “Tu as la chance d’avoir un potentiel au rugby, fonce ! Deviens pro.” À Toulouse, c’était : “Bats-toi pour être titulaire.” Puis en équipe de France ». C’est fait.

Source: lequipe.fr